Caravane Intercontinentale:
Les luttes paysannes en Inde
Le 8 et 9 juin, 500 représentants du
Sud, principalement des paysans indiens, seront à Genève
pour manifester contre la mondialisation et rencontrer les mouvements populaires
européens. Portrait d’un mouvement méconnu.
“ Nous refusons que le capital, les technologies,
les "experts" occidentaux nous imposent leur propre modèle de développement.
Nous refusons également que le Nord nous utilise comme argument
politique pour exiger de nos élites des réformes que nous
n'avons jamais demandées. Nous voulons seulement organiser notre
force et la combiner avec la force d'autres mouvements dans le Nord et
le Sud, afin de retrouver le contrôle de nos propres vies. Nous ne
cherchons pas à occuper une place à la table mondiale des
négociations, nous ne voulons pas non plus d'une révolution
sanglante. Nous progressons simplement pas à pas vers la construction
d'un monde différent, un monde qui partira du niveau local pour
aller vers le niveau mondial, un monde issu d'un glissement dans les valeurs
et les choix quotidiens de millions de personnes. Nous partageons cette
vision avec nos amis européens qui participent à ce projet.”
“ Le principal objectif de notre démarche est donc de renforcer
la communication avec l'ensemble des populations européennes et,
plus particulièrement avec les organisations et les militants.
(Extraits du Manifeste de la caravane intercontinentale.)
Contre un génocide annoncé
La situation de l'agriculture indienne (et de toute la
société) se détériore rapidement sous les effets
du “ libre ” échange négocié au sein de l'Organisation
Mondiale du Commerce. Quelques exemples: L’endettement et la concurrence
du marché mondial à déclenché une vague de
suicides de petits paysans l'année dernière. Il y a de fortes
chances que les suicides recommencent à la prochaine récolte.
La violence et la tension augmente dans les zones rurales. Dans le Haryana,
23 paysans ont été tués par la police au mois d'octobre.
Le 20 novembre, cinq autres ont été tués dans l'état
de Karnataka au cours d'une protestation contre la chute du cours des cacahouètes.
Cette baisse de prix était due à la libéralisation
de l'importation d'huiles végétales (l'huile de palme, notamment)
qui peuvent se substituer à l'huile d'arachide. Des phénomènes
semblables sabotent les revenus des producteurs de riz, blé, sucre,
etc. Par ailleurs, la libéralisation de l'exportation de l'oignon
a engendré une pénurie interne et une multiplication par
dix de son prix local en quelques semaines. L'oignon est un aliment de
base pour les Indiens, surtout pour les pauvres. Dans plusieurs Etats indiens
on cherche à revenir sur la réforme agraire, qui a limité
la taille des exploitations, pour permettre la création de d’exploitations
agro-industrielles de produits de luxe pour l’exportation (fleurs, par
exemple). Les paysans y perdent leur moyens de subsistance, la population
leur sécurité alimentaire. La consommation domestique d’aliments
baisse de façon alarmante au profit de l’exportation - des exportations
dont Cargill, Continental et trois autres géants du grain s’arrogent
pratiquement tout le profit. (Ils revendent souvent le blé à
l’étranger avec plusieurs centaines de pour-cent de bénéfice!)
L’exportation de bœuf par PepsiCo et d’autres transnationales (vache folle
oblige, on cherche de la viande saine au Tiers monde) risque de laisser
les paysans indiens sans moyens de traction agricole.
C’est la survie économique de toute la petite
paysannerie indienne qui est en cause : plus de 70 % d’une population qui
s’approche du milliard ! Leur mode de vie est frugal et fragile, mais fondamentalement
viable (aussi bien du point de vue économique qu’écologique).
Où iront-ils, comment vivront-ils, si cet équilibre délicat
est bousillé par des mastodontes occidentaux bénéficiant
de subsides faramineux et de la productivité d’une agriculture hautement
industrialisé ? Et alors qu’il y a déjà des millions
de personnes dormant dans les rues des grandes villes indiennes ? Une situation
socialement et politiquement explosive.... et dont pour l’instant tire
surtout profit les fondamentalistes hindous, qui ont remplacé au
gouvernement fédéral le Parti du Congrès (héritier
de Gandhi et Nehru) discrédité.
La résistance paysanne - l’exemple du KRRS
Face à la mondialisation néo-coloniale,
les mouvements paysans des divers Etats sont la principale force de résistance.
Depuis quelque temps, ils cherchent à se liguer pour exiger la sortie
de l’Inde de l’OMC (la Caravane en Europe représentant un moment
important dans ce processus), rassemblant régulièrement des
dizaines, parfois des centaines de milliers de paysans, notamment en mai
et septembre dernier. Pour la première fois, cette alliance inclut
toutes sortes de mouvements opposés à la mondialisation,
depuis les mouvements gandhiens jusque au maoistes. La situation est évidemment
très différent d’Etat en Etat . Le KRRS (le “ Farmers Association
” de l’Etat du Karnataka), qui a pris l’initiative de cette alliance, est
aussi le plus puissant (environ 10 millions de personnes sur une population
globale de 50 millions) et un des plus intéressants de ces mouvements.
Le KRRS n'est pas un mouvement corporatiste: derrière
son travail spécifique avec les paysans, son but est un changement
total de la société à tous les niveaux, orienté
par le concept gandhien de "République villageoise", un modèle
d'organisation sociale, politique et économique basée sur
la démocratie directe, sur une subordination de l’économique
au social et sur une autosuffisance économique locale maximale.
Gandhi ne luttait pas pour un Etat-nation, mais pour une confédération
de communautés villageoises dans laquelle chaque village produirait
non seulement sa propre nourriture, mais aussi aurait ses propres tisserands,
cordonniers, banquiers, musiciens, enseignants, ingénieurs…. L’assemblée
villageoise devait pouvoir décider de sa propre politique sociale
et économique, y compris de ce qui serait importé ou exporté
du village. Pour Gandhi, la prédominance du local et du contrôle
local dans l’économie serait le garant de la cohésion et
de la solidarité sociale. Il permettrait aussi de mettre la machine
et l’argent au service des gens, au lieu du contraire.
Aujourd’hui les mythes du “ développement ” et
de la croissance sans fin ni but font de moins en moins illusion. Des millions
de personnes autour du monde cherchent une alternative à un capitalisme
qui les condamne à la misère et l’exclusion - souvent dans
une agriculture de subsistance ou d’autres activités locales et
“hors marché”. Dans ce contexte, les idées Gandhiennes -
qui rappellent celles des zapatistes et d’autres peuple indigènes,
ainsi que celles du MST au Brésil et d’une partie du mouvement sandiniste
entre autres - intéresseront peut-être aussi bon nombre d’Européens.
Le modèle de la république villageoise
est appliqué dans l'organisation du mouvement. L'unité d'organisation
est le village, c'est le seul niveau o? existent des registres de membres.
Le village décide de ses propres formes d'organisation, de finance,
comme de ses programmes et actions. Au-dessus du village, il y a différents
niveaux d'organisation: les niveaux du Taluk, du district et de l'Etat.
Seules les décisions qui affectent plus d'un village, mais pas plus
d'un Taluk sont prises au niveau du Taluk, et ainsi de suite. L'instance
de prise de décision au niveau de l'état est le Comité
Exécutif de l'ƒtat, qui consiste en 400 délégués
de tous les districts.
Depuis le début, le mouvement a appelé
à des changements sociaux et culturels. Il a toujours dénoncé
le système des castes et revendique son élimination comme
une étape nécessaire à la justice sociale en Inde.
Pour cette raison, le KRRS est l'une des principales cibles du BJP (le
parti fondamentaliste indien, au pouvoir avec une coalition de 31 autres
partis).
Fermiers et paysans sans-terre
La réforme agraire a éliminé en
principe éliminé les grands propriétaires (avec l’exception
des plantantions de thé et de café). Le KRRS est un mouvement
auquel adhère des villages entiers, petits propriétaires
et sans terre confondus. Les exploitations sont en moyenne d’environ deux
hectares. (Nanjundaswamy, président du KRRS a 3 hectares, Puttanniah,
Secretaire général, en a deux). Une famille avec 2 hectares
a besoin d’une aide saisonnière. Un fermier avec de 2 à 4
hectares peut avoir besoin, selon les conditions, d’ouvriers agricoles
permanents. Le KRRS, comme d’autres mouvements paysans progressistes, lutte
contre les facteurs généraux (libre échange, chute
des prix agricoles) qui appauvrissent tous les paysans, et mène
des actions précises en faveur des sans-terre et les ouvriers agricoles.
Depuis 1985 le KRRS distribue des titres de propriété
pour des terres de l’Etat occupées par des sans-terre. Par une combinaison
d’action directe et d’action parlementaire (où le KRRS est aussi
présente), des dizaines de milliers d’hectares de terres ont pu
être légalisées, en invoquant le droit à la
vie garanti par la constitution indienne. Des chiffres pour tout l’Etat
manquent, mais dans le Taluk (unité d’une centaine de villages)
dont le Prof.Nanjundaswamy est le député, cela représente
presque 2000 titres de propriété. Le KRRS a mené des
campagnes semblables dans les 176 Taluks de l’Etat. Un plafond de 2 hectares
par personne a été fixé, pour assurer des terres pour
tous. Le processus continue aujourd’hui.
Dès 1980 le KRRS a obligé le gouvernement
central a réviser le salaire minimum agricole tous les cinq ans.
Mais ce salaire est calculé en fonction d’un calcul du coût
de la vie différent que ceux utilisé pour les deux autres
catégories de travailleurs. Le KRRS considère que ces discriminations
relève du système des castes et revendique un seul index
du coût de la vie, qui assurerait un salaire minimum plus élevé
pour les ouvriers agricoles. Il demande aussi que ce salaire soit pris
en compte dans le calcul des coûts de production agricole et des
prix agricoles, pour que les fermiers soient en mesure de payer des salaires
équitables à leurs ouvriers.
Le KRRS et les femmes
Les programmes du KRRS défient les structures
du patriarcat. Les femmes ont leurs propres structures, mobilisations et
programmes dans le KRRS. Elles présentent leurs propres revendications.
Le KRRS (hommes et femmes ensemble) a participé à des actions
contre la cérémonie de célébration de "Miss
Univers" en Inde. Une longue campagne du KRRS (rejoint par d'autres organisations,
plus petites) a imposé qu'un pourcentage minimum de sièges
de député soit réservé aux femmes. Le Panchayet
de Karnataka a été la premier parlement d'Inde (et peut-?tre
du monde) à imposer que 33% des sièges et bureaux soient
réservés aux femmes. Le KRRS a aussi imposé à
l’Etat la reconnaissance d’un mariage villageoise, laïc, sans dot
(un des pires aspects de la condition féminine en Inde) et qui reconnaît
le principe de l’égalité de l’homme et de la femme.
La lutte écologique
Le KRRS a toujours, et de manière complètement
naturelle, intégré un aspect écologique dans ses revendications.
Il rejette l'agriculture chimique et la biotechnologie et promeut une agriculture
traditionnelle. La forme de vie qu'il défend est un joli exemple
de ce que certains "experts" appellent le "développement durable".
Le KRRS a pris part à des actions directes (toujours non-violentes)
contre des plantations d'eucalyptus, la construction de routes, les mines,
etc. Pour le KRRS, il n'y a aucune division entre la résistance
et l'application d'alternatives, l'une sans l'autre n'étant pas
viable.
Un Centre mondial pour le développement durable
est en train d'?tre construit dans un district du sud du Karnataka. Y sont
prévus le développement et la conservation in-situ des variétés
traditionnelles de graines et de semences, un centre pour les technologies
traditionnelles et un autre pour la médecine traditionnelle, ainsi
qu'une "école verte".
Le fait que le KRRS propose le recours aux technologies
et au savoir traditionnels ne signifie pas qu'il rejette toutes les nouvelles
technologies. Par exemple, la barrière électrique du Centre
pour le développement mondial (nécessaire pour les éléphants)
sera branchée sur l'énergie solaire. En fait, l'acceptation
de la technologie par le KRRS dépend d'une part de la capacité
qu'ont les personnes qui vont s'en servir de ma”triser cette technologie
et d'autre part de la question de savoir si cette technologie repose plus
sur le travail humain ou sur celui de capitaux.
Les luttes contre la mondialisation
Une composante importante du travail du KRRS est de mettre
en relation le niveau local et les problèmes globaux. Le KRRS s'est
opposé depuis le début à la "révolution verte".
Il se mobilise maintenant contre la biotechnologie et s'oppose aux institutions
économiques mondiales (il est sans doute le premier mouvement au
monde à avoir organisé de massives manifestations - jusqu'à
500 000 personnes - contre le GATT, prédécesseur de l’OMC)
et aux multinationales présentes dans le Karnataka. Il a organisé
des occupations et des actions directes contre Cargill, PepsiCo (concrètement
contre Kentucky Fried Chicken qui en est une branche) et, récemment,
la destruction des champs de coton génétiquement modifiés
de Monsanto. Le KRRS a aussi contribué à une prise de conscience
par rapport au processus de mondialisation, au Karnataka et ailleurs dans
le pays, s'attaquant à des questions aussi épineuses que
le système de commerce multilatéral, les droits de propriété
intellectuelle, etc.
A côté de ce travail, le KRRS est aussi
impliqué dans le processus de création de réseaux
d'alliances au niveau national et international. Il a joué un rôle
important dans la naissance du BKU (Union des Paysans Indiens) et récemment
du JAFIP (Forum pour une Action Commune des Indiens contre l'OMC, qui inclut
des mouvements paysans et d'autres secteurs de la société:
ouvriers, groupes de femmes, etc.). Il a aussi été à
l'initiative de l'Action Mondiale des Peuples contre le "libre" échange
et l'OMC.
Désobéissance civile et action non-violente
La forme d'action privilégiée du KRRS est
la désobéissance civile pacifique et l'action directe non-violente.
Le KRRS a organisé différentes actions, dont l'une d'elles
a conduit à l'arrestation de 37 000 personnes en un jour! Et il
ne s’agissait que d’une journée dans toute une période de
mobilisation. Les organisateurs de la Caravane ont déjà annoncé
que leurs actions en Europe seront strictement non-violentes et éviteront
tout dégât matériel. Ceci n’est pas toujours le cas
en Inde, la non-violence gandhienne ne s’appliquant qu’aux choses vivantes,
mais il s’agit de ne donner aucun prétexte aux autorités
pour interrompre la tournée. Question formes d’action, le KRRS a
de toute façons plus d’un tour dans son sac. Ainsi il a obtenu une
jolie victoire en convoquant un grand rassemblement devant le siège
du gouvernement du Karnataka. Les manifestants ont ri de la politique gouvernementale
depuis le lever jusqu’au coucher du soleil. Le gouvernement a été
remplacé la semaine suivante...
(encadre) A Genève
La caravane, qui sera en Europe du 22 mai au 20 juin,
sera à Genève le 8 et 9 juin.
Nous organisons dès maintenant un programme de
rencontres avec tous les secteurs de la “société civile”:
syndicats, ONGs du développement et de l’environnement, féministes,
université, squatters, communautés immigrés, partis,
organisations internationales, etc. Toute proposition de rencontre sera
la bienvenue. Un débat et un meeting à l’université
sont prévus pour le soir du 8, un rassemblement et une fête
à l’Usine pour le 9.
Les hommes seront hébergés principalement
à L’Usine, les femmes (éventuellement avec leur maris) ...
attendent votre offre d’hospitalité ! Nous cherchons aussi des volontaires
pour divers groupes de travail (traductions, médias, cuisine, transports,
dossiers, etc.), ainsi que des dons en nature (riz, lentilles...). Il nous
manque encore aussi beaucoup d’argent pour le transport en Europe et l’accueil
local, vos dons au CCP 17-305507-3 (Mouvements Populaires et Mondialisation)
seront appréciés. Nous nous réunissons tous les 1er
et 3eme jeudis du mois au local de SolidaritéS à 20h30. Contact
: Tel. (022) 328 9607.
(encadré) A propos de la caravane
Environ la moitié des participants à la
caravane seront du KRRS. D’autres viendront des mouvements paysans d’une
dizaine d’autres Etats affiliés au BKU (Union des Paysans Indiens).
La majorité d'entre eux sont de petits paysans. La caravane intégrera
également des représentants d'autres mouvements de base (mouvements
d’indigènes, des p?cheurs, contre les barrages), ainsi que d’autres
pays (Bengla-Desh, Népal, Brésil, Argentine). L'argent du
vol vers l'Europe provient de leurs économies personnelles, de contributions
d'autres membres de leur district ou d’emprunts. (Certains paysans sont
déjà si endettés que le prix du billet ne change pas
grand chose à leur situation.) Un certain pourcentage de billets
sont offerts par la compagnie aérienne. Ils serviront notamment
pour des paysans sans terre.
Links
MNC
Masala: about Indian Economy and multinational corporations (by Corpwatch) |